« Ils sont séparés du reste du pays qui les accueille par le voile invisible mais épais et impénétrable de la suspicion et du ressentiment. Ils sont suspendus dans un vide spatial dans lequel le temps a établi une pause. Ils ne sont ni installés ni en déplacement, ils ne sont ni sédentaires ni nomades. Dans les termes dans lesquels l’Histoire est contée, ils sont ineffables. »
Sociologue Zygmunt Bauman, 2002.
A l’image des autres étrangers, notre première préoccupation une fois arrivés au Liban fut d’y régulariser notre séjour. Cela n’est pas aisé dans ce petit pays de 10 500 km² et quelques six millions d’habitants. Le Gouvernement n’a pas ratifié la Convention de Genève de 1951 sur l’accueil des réfugiés et ne reconnaît pas les documents délivrés par le Haut-commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR). Après une politique de frontières ouvertes observée depuis 2011 il a brutalement durci ses conditions de résidence début 2015. Le renouvellement du titre de séjour est devenu payant à hauteur de 200 dollars par personne et nécessite un parrain libanais pour les Syriens dépourvus de carte de réfugié de l’UNHCR. Entre janvier et juillet 2015, la proportion des réfugiés sans document de résidence valide aurait augmenté de 10% à 61%.
Pour nous, le changement de vie fut radical. Par peur d’être contrôlés à l’un des innombrables checkpoints, nous avons réduit nos déplacements au maximum. Même en se restreignant à quelques centaines de mètres, personne n’est à l’abri des barrages volants. Nous sommes non seulement dépourvus des avantages des nationaux, comme de celui de travailler, mais aussi de ceux reconnus aux étrangers en règle. Il en résulte une impunité totale en cas d’exploitation économique, de vol ou d’agression physique ou sexuelle. Réfugiés au regard du droit international mais dépourvus des droits élémentaires dans notre pays d’asile, nous sommes dans une sorte de limbe où le temps s’est arrêté… depuis parfois cinq ans.
Au-delà des problèmes matériels, qu’est-ce que de vivre en illégalité sur un territoire sillonné par des hommes en treillis ? Pour en avoir une petite idée, prenez un transport en commun, de préférence coûteux et bien surveillé, sans le titre de transport adéquat. Tâchez de vous convaincre que votre sanction, en cas de contrôle, est susceptible d’aller jusqu’à la peine de prison. Difficile d’éviter un malaise et une paranoïa croissants : les imperméables des passagers deviennent des uniformes, leurs sacoches des boîtes de contrôle et les moues indifférentes des regards suspicieux. Il nous suffit de franchir le portique pour retrouver une condition d’individu en règle. Dans le cas des Syriens, l’angoisse, la honte et la frustration sont permanentes et semblent s’étirer à l’infini. Il ne s’agit pas d’une perte d’identité ni d’adresse : la Syrie est leur pays et ils comptent bien y retourner et la rebâtir. En revanche, il est cruel pour eux de constater que le réfugié n’est pas traité comme un être humain, mais comme un estomac numéroté d’un chiffre.
La parole est à présent aux Libanais, soucieux d’expliquer leur réaction face au drame humanitaire qui se déroule sous leurs yeux. Les réfugiés arrivent dans un pays en crise, dont le gouvernement dépourvu de président a bien du mal à avoir une vision de long terme. L’ingérence syrienne au Liban et l’occupation de 1975 à 2005 par l’armée de Hafez al-Assad ont distillé, sinon une rancœur, tout au moins une méfiance vis-à-vis du grand pays voisin. Enfin, le Liban accueille déjà quelques 370 000 réfugiés palestiniens, dont la moitié vit dans des camps, plus 200 000 migrants originaires d’Afrique ou d’Asie, travaillant majoritairement dans les travaux domestiques. Les souffrances des Syriens au Liban sont évidemment regrettables, mais le pays semble trop fragile pour assumer seul les conséquences de cette crise humanitaire.
La présence même des réfugiés Syriens au Liban montre que les priver de droit de séjour ne les fera pas partir. La perspective d’une paix juste et durable en Syrie est bien lointaine et il est matériellement impossible de rejoindre un pays tiers en provenance du Liban sans prendre l’avion. La réduction espérée du nombre des réfugiés n’a été effective que sur le papier. Par contre, elle a eu pour effet pervers d’instaurer une zone de non-droit dont les principaux bénéficiaires sont les quelques Libanais qui monnayent leur parrainage ou exploitent cette main d’œuvre bon marché et désespérée. Oui, alors que le conflit se prolonge, il ne suffit plus de distribuer des kits de survie. D’une voix commune, nous, locaux et réfugiés, appelons à une réflexion commune avec la communauté internationale sur ce qui pourrait rendre le quotidien de chacun tenable, dans l’attente du départ des Syriens. Leur intégration aura certainement un impact durable sur la région, à l’image de ce qui se passe dans les pays voisins. Mais pouvait-il en être autrement de la plus grande catastrophe humanitaire advenue depuis la Seconde Guerre mondiale ?
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