« J’ai 54 ans, et pourtant j’ai tellement vu de choses qu’il me semble être beaucoup plus vieux. Sans doute avez-vous vu des choses difficiles, mais croyez-moi, les vivre est différent. »
Abou Omar, Syrien originaire de Qusair
« Si les guerres laissent s’écrire quelques légendes héroïques, chacun d’entre nous garde en mémoire des souvenirs marquants où il a donné le meilleur de lui-même. J’ai souhaité vous partager une nuit particulière, où l’urgence et le désespoir de notre situation me sont apparus dans toute leur force. En cette nuit de juin 2012, nous étions encore dans notre ville de Qusair, au sud de Homs. Nous nous étions regroupés avec cinq autres familles afin de s’entraider mutuellement et de veiller les uns sur les autres. Je me suis réveillée aux cris de mon amie Maisa qui appelait à l’aide. Dans la pièce voisine, une jeune femme nommée Foutoun était allongée et semblait très souffrante. Son front était couvert de sueur, ses lèvres tremblaient et elle crispait ses mains sur tout ce qui était à sa portée.
Je réalisai que mon amie était sur le point d’accoucher de son quatrième enfant, au beau milieu de la nuit, dans une maison pleine de monde et sans médecin aux alentours. Son mari était terrifié et ne semblait bon qu’à crier et se lamenter. Malgré ses supplications, il refusait de l’emmener à l’hôpital par peur des balles et des obus qui pleuvaient autour de nous. De fait, c’était réellement effrayant tant nous ne savions pas qui tirait ni qui était visé.
Je réfléchis à toute vitesse à ce qu’il convenait de faire. Une enseignante de mathématiques et sciences physiques n’est guère formée pour improviser un accouchement sans matériel. Intérieurement tétanisée, j’ai parlé à la jeune femme aussi calmement que possible, en lui caressant le visage et le ventre. Je lui assurais que tout irait bien et tentais de m’en convaincre moi-même.
Au bout d’une heure, Foutoun s’est mise à hurler. D’instinct, j’ai pris ses mains et plaqué son visage sur ma poitrine. Le bébé est sorti naturellement du ventre de sa mère et je l’ai réceptionné de mes mains. Une vieille dame est venue m’assister pour couper le cordon et laver l’enfant et sa mère. Dans les yeux de Foutoun, nous pouvions tout à coup lire la joie et le soulagement. Son visage détendu, n’exprimait plus effroi ni douleur. Cette nuit-là, un bébé était né sans médecin, sans anesthésie, sans médicaments ni désinfectants ; nous n’avions même pas de berceau à notre disposition. Mais qu’est-ce qu’il était beau !
Lorsque l’armée d’Assad et ses alliés ont repris Qusair, chaque famille est partie de son côté et je ne les ai plus revus et ignore où ils vivent actuellement.
Des naissances, il y en a tous les jours en tous lieux, et sans doute parfois dans des situations plus difficiles que celle-ci. Chacun d’entre nous Syriens, et sans doute chaque réfugié du monde, a son histoire particulière et des souvenirs marquants. De cette anecdote, je retiens pourtant l’image de la vie qui continue et s’impose, même lorsque les armes sèment la mort et la terreur. J’ai alors compris que nous autres gens ordinaires allions faire face à des événements qui, de plus en plus, dépasseraient l’entendement. Je me suis improvisée sage-femme comme d’autres deviennent brancardiers, reporters ou maçons. Je n’en tire non de la fierté, mais un désir de témoigner : nous n’avons tout simplement pas le choix. »
Hamila Al-Zouhri, traduit et illustré par Maguelone Girardot
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