Le choc. Et la tristesse, d’apprendre ce jeudi matin, la disparition de ce grand penseur franco-tunisien. Je n’étais absolument pas au courant du cancer contre lequel il luttait depuis quelques mois, et qui l’a emporté de façon si injuste alors qu’il n’avait que 68 ans. Son livre « La maladie de l’islam », publié en 2002, a fait partie de mes ouvrages de référence, alors que modestement et après tellement d’autres, je cherchais des explications à cette vague, encore déferlante aujourd’hui, de l’islam politique – et souvent terroriste. Nous étions au lendemain du 11 septembre, et Abdelwahab Meddeb n’écrivit dans ce chef d’œuvre ni un livre d’enquête, ni un ouvrage d’historien, ni une réflexion de sociologue, mais tout cela en même temps. Mêlant en fait toutes les compétences qui étaient les siennes, ce penseur de notre époque nostalgique de « l’islam des lumières » qui domina un temps le monde par ses réalisations, délivrait un diagnostic sur cette « maladie », faux retour du religieux, vrai symptôme de déculturation des sociétés arabes. Ce n’est qu’en mars 2004 que j’ai pu enfin consacrer deux émissions à son livre, émissions que l’on peut ré-entendre en allant sur ce lien et sur celui-là. Elément essentiel dans la réflexion de Meddeb, la perception de la « culture du ressentiment » dans des larges secteurs du monde arabe, ressentiment justifiant pour certains et a posteriori, toutes les vengeances, toutes les barbaries. Culture de l’excuse, aussi : n’oublions jamais son courage, alors que si peu de musulmans de notre pays, individus ou institutions, avaient le courage de voir en face le spectre hideux du djihadisme au lendemain des tueries perpétrées par Mohamed Merah en mars 2012. Il publia peu après un texte très fort dans le quotidien « Libération », « Les traumatisés de la victimisation », texte que j’ai repris sur ce blog ; ci-après un extrait qui dit presque tout : « Derrière l’acte fou, en amont, a été intériorisé par le criminel le statut de victime. Victime de l’Occident perçu persécuteur de l’islam à travers les Croisades, le colonialisme, la spoliation de la Palestine. » Ce sens de l’altérité, son respect des autres cultures, s’explique peut-être en partie par la noble ascendance de cet intellectuel si fin et au savoir encyclopédique : issus d’une grande famille tunisoise, il s’était plu à évoquer dès le début de notre entretien leur activité dans les souks de la Capitale, et les échanges si intenses dans le passé avec des commerçants et artisans juif. Son grand-père et son père furent professeurs à l’Université islamique de la Zitouna, il commença à apprendre le Coran dès l’âge de quatre ans avec son père, avant d’entrer à l’école franco-arabe de Tunis : autant dire que, contrairement à d’autres, la culture musulmane ne lui était ni étrangère, ni un fardeau. Cependant – comme beaucoup d’intellectuels issus de ce pays jadis cosmopolite, mais avec un talent et une intelligence particulières – Abdelwahab Meddeb savait faire la synthèse dans ses écrits, des deux versants de sa culture. Il avait aussi toujours l’honnêteté de se présenter comme un penseur « de culture musulmane » et non pas comme un « musulman ». C’est « l’islam civilisation » qui fut en fait sa passion, et qui inspira l’excellente émission « Culture d’Islam » sur France Culture, depuis si longtemps et jusqu’à il y a quelques semaines. Comme un authentique « honnête homme » – terme désuet à notre époque à la fois de superficialité et de spécialisation à outrance – Meddeb aura enquêté, créé et laissé son témoignage dans tous les domaines : tour à tour créateur de revue et responsable de collection, poète et essayiste, producteur d’une émission de radio et penseur dont la voix se faisait entendre lorsque l’actualité l’exigeait – il a ainsi soutenu par de multiples tribunes la révolution démocratique en Tunisie, dénonçant le risque de récupération par les islamistes -, il nous laisse une trentaine d’ouvrages et un nombre impressionnant d’articles qu’il nous reste sans doutes à découvrir. Mais c’est bien sûr la nécessaire et difficile réconciliation judéo-arabe qui aura été l’un des engagements les plus constants, et l’occasion de nous revoir une dernière fois. Il y a un peu plus d’un an paraissait en effet l’impressionnante « Histoire des relations entre juifs et musulmans des origines à nos jours ». 1.200 pages, une centaine de contributeurs universitaires de haut niveau de plusieurs pays, de Paris à Princeton en passant par Jérusalem, Tunis ou Rabat, des juifs, des musulmans, mais aussi des chrétiens, des Israéliens et même des Palestiniens, tous ont été mis à contribution pour cet ouvrage dirigé de main de maitre par Abdelwahab Meddeb et Benjamin Stora. Une encyclopédie qu’il n’aura pas seulement « dirigée » de haut, mais pour laquelle il a développé ses réflexions personnelles, analysant sans complaisance dans le chapitre « transversalités », ce qui à la fois avait rapproché et séparé les uns des autres. Je ne l’avais pas reçu à nouveau dans mon émission – c’est avec l’éditeur Jean Mouttapa que nous avons eu un entretien, sans doutes trop bref -, mais j’ai eu le plaisir de le revoir, une dernière fois, quand nous les avons reçus tous les trois au CRIF, pour parler cet ouvrage. On pourra en lire le compte-rendu ici. Je me souviens encore combien nous avons été émus de l’entendre dire que pour lui, « la question juive a fait partie de sa propre formation », et quand il a exprimé sa douleur du « saccage » de la présence juive en terre d’Islam, où « un Juif imaginaire a remplacé le Juif réel ». Abdelwahab Meddeb nous manque, déjà, et je regrette réellement de n’avoir pu d’autres occasions de croiser le chemin de cet homme exceptionnel. Qu’il repose en paix en Tunisie, dans son pays natal où il a souhaité être inhumé.
Jean Corcos
Un grand merci à Jean Corcos pour ce bel éloge de Abdelwahab Meddeb, ce grand intellectuel , penseur éminent de la culture musulmane.