Fondateurs : André Chouraqui – Jacques Nantet – Si Hamza Boubakeur – R.P. Riquet
Extrait du Manifeste fondateur de la Fraternité d’Abraham (1967) :
« Apportant le témoignage que le monde attend d’eux, des juifs, des chrétiens et des musulmans -dans le respect absolu de leurs religions et confessions- ont décidé de s’unir pour prendre conscience de tout ce qui, depuis Abraham, constitue leur commun patrimoine spirituel et culturel, mais aussi pour travailler ensemble à la réconciliation effective de tous ceux qui, de quelque manière, constituent, aujourd’hui, la descendance d’Abraham et pour libérer le monde des méfaits de la haine, des violences fanatiques, des orgueils de la race et du sang, en lui révélant les sources authentiques et divines d’un humanisme fraternel »
Fondée en 1967 la Fraternité d’Abraham (association laïque, loi 1901) poursuit ses objectifs par l’organisation de rencontres, de cercles d’études, de congrès et de publications.
Intervention de Michel Rostagnat devant l’assemblée générale à l’occasion de l’élection du président, le 10 octobre 2021 à la Grande mosquée de Paris
Une nouvelle étape pour la Fraternité d’Abraham
Chères et chers amis, sœurs et frères dans la filiation spirituelle du patriarche Abraham,
Aujourd’hui, je viens soumettre à vos suffrages ma candidature au relais d’Edmond Lisle à la tête de notre Fraternité. Ce faisant, je m’inscris dans la lignée de son prédécesseur Gildas Le Bideau, et de ses pères fondateurs, Jean Daniélou, André Chouraqui, Jacques Nantet, Si Hamza Boubakeur et Michel Riquet.
C’est tout tremblant que je me présente à vous. Depuis ma grande rencontre avec le Christ, il y a 41 ans, au fin fond de la brousse béninoise, je travaille certes à l’approfondissement de ma foi catholique. La Fraternité d’Abraham, ma famille, très engagée dans le catholicisme social lyonnais, en parlait à l’heure de sa fondation, du temps de mon enfance, et elle en a, je crois, bien traduit à sa façon l’inspiration. Mais que connais-je des religions que vous confessez les uns les autres ici-même, et qui ont inspiré et inspirent de grandes civilisations ?
Je n’étais pas candidat à vos suffrages. A vrai dire, l’idée ne m’en serait jamais venue. D’abord parce qu’il me paraissait évident qu’à un président catholique romain devait succéder un disciple d’une autre famille spirituelle. Mais plus encore à cause de ma méconnaissance du sujet. Oui, je respecte ceux qui cherchent Dieu d’un cœur sincère. Je suis curieux de découvrir les multiples chemins par lesquels on peut aller à sa rencontre, je le redirai plus loin. Je sais bien que, pour reprendre la méditation du pape Jean-Paul II à Assise, si l’on ne peut pas prier ensemble, en revanche il est bon de se retrouver ensemble pour prier. Pour autant, je ne me sens nullement caréné pour embrasser le bouquet d’expériences spirituelles vécues par la descendance d’Abraham. J’ai relu la déclaration d’Edmond Lisle à son élection en 2008. Il dit : « Je n’ai pas sollicité cette charge, mais je me sens appelé au sens biblique du terme, et je réponds : ‘Me voici’ ». Eh bien, je ne dirais pas autre chose. Car ma foi m’a enseigné à placer mon ambition, non dans la compétition pour l’accès aux honneurs mondains, dont l’expérience montre qu’ils peuvent se refuser à tout instant sans raison, mais dans la réponse à un appel dont il nous revient de discerner qu’il vient de Dieu lui-même. J’aime beaucoup cet aplomb de Saint Paul, quand il déclare : « C’est très volontiers que je mettrai plutôt ma fierté dans mes faiblesses, afin que la puissance du Christ fasse en moi sa demeure. » Comment ne pas mieux exprimer la toute-puissance du Très-haut, capable de faire tout avec rien (ou presque) ? Si je veux bien être l’instrument docile de Dieu, il peut en moi manifester sa gloire.
Je compte donc sur le Christ pour réussir dans cette mission que je sollicite de vos suffrages. Mais – et ce n’est pas contradictoire – je compte aussi sur vous ! Le bon accueil que vous avez réservé au néophyte que je suis m’incite à croire que je le peux.
A quoi bon une Fraternité d’Abraham aujourd’hui ? Et d’abord, quelle fraternité ? Car il est de bon ton de se dire frère et sœur aujourd’hui. Mais cette fraternité-là déborde-t-elle vraiment du cercle étroit des amitiés et des sensibilités partagées ? En ces temps où la famille est passablement chahutée, où chacun en est réduit à se bricoler sa propre vérité, on se protège de l’hostilité du monde extérieur dans l’illusion d’une petite famille à sa main. C’est humain. Mais à quoi bon dire « mon frère » à quelques proches bien choisis si c’est pour tirer le rideau sur « les autres » ? Cette fraternité mutilée, ce n’est pas celle qu’ont voulu instaurer nos pères fondateurs. Dans un monde gangréné par « les méfaits de la haine, des violences fanatiques, des orgueils de la race et du sang », comme ils le stigmatisaient eux-mêmes, ils ont voulu manifester, par l’amitié et le respect mutuel entre des personnes sincères, juifs, chrétiens et musulmans, que le monde ne trouverait la paix que le jour où chacun verrait en tout homme, d’où qu’il vienne, son frère.
Et Dieu dans tout ça ? Une fraternité purement profane ne serait-elle pas plus adaptée à notre temps ? Car nul ne saurait nier que l’humanisme profane peut lui aussi donner de très beaux fruits. Pourtant, à contempler notre monde, on ne peut s’empêcher d’y voir un grand supermarché des religions. Depuis un siècle, les prophètes de l’avenir radieux se succèdent : communisme soviétique, libéralisme agressif à l’américaine, aujourd’hui écologisme, spécisme, déclinisme… Les « Saint Jean Bouche d’or qui prêchent le martyre », pour reprendre Georges Brassens, en viennent à professer que l’espèce humaine serait la seule espèce invasive à réguler d’urgence ; et en fait de régulation, ils travaillent à leur propre statut d’hommes « augmentés » (et un jour immortels) en laissant le reste de l’humanité aller à vau-l’eau. La manière dont nos pays riches détournent à leur profit la production de vaccins contre le Covid-19 illustre de façon très crue cette dérive. La tentation eugéniste, dont on espérait l’humanité vaccinée depuis l’abomination du nazisme, resurgit sans fard. Vae victis : sur notre vaisseau planétaire, il y aurait des hommes en trop. Mais le drame de cet « humanisme athée », pour paraphraser prendre le Père Henri De Lubac, c’est que personne n’est à l’abri de la chute dans l’abîme des Untermenschen : la vieillesse, la maladie, les intrigues de cour peuvent faire basculer n’importe qui à tout moment. Celui qui se glorifiait naguère d’être du bon côté de la barrière, comment négociera-t-il sa disgrâce ? Pour nous, croyants en un Dieu dont l’homme est la plus belle œuvre, le malheur et même nos propres fautes ne nous éloignent pas de lui. C’est une leçon d’espérance dans ce monde déboussolé.
Encore ces nouvelles « religions » portent-elles en elles-mêmes l’espérance d’un avenir meilleur, fût-il objectivement effrayant. Mais il y a plus : car aujourd’hui, certains ne se projettent absolument pas dans l’avenir. Ils vivent au jour le jour. Comme la moule sur son rocher, ils captent au passage les cadeaux que leur fait la mer. Quand ceux-ci viennent à manquer, ils meurent sans bruit. Il est pour moi inconcevable qu’on ne s’inquiète pas de son destin. Je suis hanté par la vision du jugement dernier qui accueille le pèlerin sur le porche de l’église de Conques, dans mon pays d’adoption. Mais à bien considérer l’évolution de la finance internationale par exemple, avec l’institutionnalisation du trading à haute fréquence, on ne peut que constater que notre économie navigue à vue sans aucune projection dans l’avenir. L’investissement, qui est par construction un pari sur l’avenir, et qui suppose donc d’y croire, donc un acte de foi (profane), est devenu un jeu obéissant à des algorithmes aveugles. L’économie en devient un jeu à somme nulle, et nos existences sont bien vaines. Or les croyants que nous sommes portent en eux au contraire l’espérance d’une rétribution par Dieu de leurs actes sur terre. C’est une espérance qui manifestement ne va plus de soi, mais qui donne son sens à la vie.
Je suis très sensible à ces idéologies totalitaires qui à peine coupées leurs devancières, poussent comme les têtes de l’hydre de Lerne. Adolescent, je redoutais l’ours soviétique dont j’avais vu les sinistres faits et gestes en Pologne. A la chute du Mur, j’ai cru naïvement au grand soir. Hélas, je dois constater que d’autres idéologies ont investi l’espace dégagé. Aujourd’hui, nos religions sont instrumentalisées par des intérêts très terre-à-terre. Ce n’est certes pas nouveau. Toute communauté qui ne se résout pas à se plier aux injonctions du pouvoir est méprisée et mise au pas. Or, quand bien même elles veillent à respecter sincèrement le champ de l’action publique, garant des conditions du vivre ensemble, nos religions ne peuvent pas être seulement un bureau du ministère de l’intérieur. Car leur message est prophétique. Elles placent la barre des vertus toujours plus haut. Nous devons veiller à ne pas les laisser se confiner dans le politiquement correct.
Je dis Dieu, et il me faut tout de suite doublement nuancer. Tout d’abord parce que nos façons de le confesser sont si différentes qu’on peut légitimement se demander si nous parlons du même Dieu. Je crois pourtant que dans la mesure où tous nous croyons au « Dieu unique », cette question est hors de notre portée. Et ayant fait le choix de vivre en frères par-delà nos différences inconciliables, nous devons considérer que la foi de nos frères est une lumière précieuse sur notre propre chemin vers Dieu. Ensuite, parce qu’entre nos religions abrahamiques et l’humanisme occidental se déploie le champ très vaste des sagesses, souvent mûries en Extrême-Orient, qui mettent en chemin l’homme en quête de vérité. Dans la tradition chinoise, le Ciel est vide, et pourtant il institue et dépose l’empereur et ainsi régit la vie de la population. Dans la tradition chinoise également, la vie est un long chemin de conversion qui mobilise nos sens, notre intelligence et notre énergie. On ne peut nier que de telles sagesses aient donné de beaux fruits. Qu’on le veuille ou non, et même si les descendants de ces civilisations se vautrent comme nous dans la société de consommation, ils restent imprégnés de leurs valeurs fondatrices et, présents parmi nous, contribuent à les populariser. André Chouraqui avait raison de dénoncer le risque du « ghetto monothéiste » entre descendants spirituels d’Abraham coupés des courants spirituels qui irriguent la moitié de l’humanité. Il nous faudra éviter cet écueil. D’ores et déjà, je ne peux que saluer la présence au sein du comité directeur de la Fraternité de fidèles du bouddhisme, et même d’athées, dont la présence amicale est une invitation aux croyants que nous sommes à ne pas sombrer dans la douce somnolence de ceux qui se croiraient déjà arrivés au bout du chemin.
Notre association est laïque. Honnêtement, je m’en suis un peu étonné à mon arrivée. En bon catholique, respectueux de la vocation sacramentelle du successeur de l’apôtre Pierre, je me demandais pourquoi l’équipe dirigeante de la Fraternité n’était pas nommée par nos hiérarchies cléricales respectives. J’ai vite compris la grande chance que nous avons de ne pas leur être soumis. Non que cela nous dispense de toute obéissance à nos chefs spirituels respectifs, mais parce que cela nous donne carte blanche pour chercher à faire vivre Dieu au cœur de nos responsabilités mondaines : dans nos familles, dans la cité, au milieu de ceux qui ne pensent pas ou ne croient pas comme nous et avec lesquels nous voulons pourtant établir une civilisation fraternelle. Le message divin est éternel, mais il nous appartient d’en faire goûter le parfum aux hommes de notre temps. Pour cela, il nous faut parler leur langue. Heureusement, elle est la nôtre dans notre vie de tous les jours. Il n’est évidemment pas question que nous ignorions ceux qui ont reçu mandat de guider vers Dieu leurs coreligionnaires. Nous avons un comité de parrainage : à nous de le garder sensible à nos efforts et prompt à nous encourager à les poursuivre.
Que faire, alors, entre nous ? Quel agenda pour la Fraternité d’Abraham ?
Edmond Lisle m’a alerté sur trois orientations qui de son point de vue restent en chantier et devront être approfondies à l’avenir : le dialogue avec les religions et sagesses non abrahamiques, dans l’esprit d’André Chouraqui, les jeunes, et la province. Vaste chantier à vrai dire, trop ambitieux peut-être, au moins à court terme. En revanche, il me paraît essentiel de resensibiliser à nos travaux les autorités religieuses membres de notre comité de parrainage, ou plus largement ouvertes au dialogue interreligieux. Par ailleurs, si la Fraternité ne peut pas du jour au lendemain faire des petits en province – comme elle a pu en faire à Chambéry ou à Jérusalem -, elle a la chance d’être devenue accessible par les moyens de télécommunication que nous avons tous testés durant la crise sanitaire. Les conférences organisées par Bernard Esambert et à présent par Michel Sternberg peuvent être suivies du fin fond de la planète. C’est une chance dont il faudra profiter. Car notre Fraternité me paraît être d’abord, vous ne me démentirez pas, un lieu de réflexion et d’échange intellectuel. Nous ne sommes pas une association de passionnés. Notre moyenne d’âge n’est plus de ce temps. En revanche, nous sommes de ces rares lieux où se pense, dans une ambiance respectueuse, la coexistence pacifique – pour reprendre le nom d’un groupe de jeunes que vous aviez reçu naguère et qui a fait florès depuis lors – entre les religions. Je pense que nous devons donc mettre le paquet sur la diffusion sur la Toile de notre parole.
Notre présence sur le terrain, nous pourrons, cela dit, la négocier avec ceux des groupes de dialogue interreligieux qui y sont présents. Je pense à Coexister ou aux Amitiés judéo-chrétiennes. Je pense que nous devons le faire sans souci de prosélytisme associatif. Mais la maturité de nos réflexions peut être pour ceux que nous rencontrerons une nourriture dont ils voudront continuer à bénéficier en rejoignant la Fraternité.
A ce propos, on peut s’interroger sur l’avenir de notre revue. Elle est la cause de la fragilité de nos budgets, et il faudra sans doute songer à une formule moins onéreuse. Pour autant, il me paraît essentiel de garder une trace de nos réflexions sur le papier, car c’est encore le meilleur support d’archivage à long terme. Et précisément, forts de l’espérance qui nous anime, nous ne voulons pas n’être que des oiseaux de passage.
Lors de mes premiers contacts, l’un d’entre nous m’a suggéré une idée que j’ai trouvé féconde, sinon facile : que, plutôt que de confier à un spécialiste d’une religion un exposé ex cathedra, on invite des orateurs (bien choisis) à interpeller d’autres religions que la leur, dans un échange à plusieurs voix. A voir à l’avenir ?
Edmond Lisle s’est attaché à rester vigilant à l’actualité internationale. Celle-ci est riche. Elle alterne les mauvaises nouvelles, qui continuent à endeuiller les pays de nos pères dans la foi, et les bonnes, qui peuvent nous provenir de ces mêmes terres, à l’image de la rencontre entre le pape et deux des plus éminents responsables spirituels de l’islam. Notre rôle est de nous associer dans la prière à ceux qui, partout dans le monde, s’efforcent de tisser des liens de respect mutuel entre les diverses religions. Nous ne sommes pas un mouvement politique. Nous savons que la paix est toujours fragile et que nos efforts, tout méritants soient-ils, peuvent être anéantis à tout moment. Mais nous croyons à notre vocation de témoins de l’action de Dieu en ce monde, qui seule donne sa saveur à nos existences individuelles et collectives.
La crise sanitaire dont nous peinons à sortir a révélé notre attachement à des valeurs qui sommeillaient en nous : la vie biologique, la vérité, la participation au pouvoir… Ces valeurs, nos différentes religions ne les abordent pas sous le même angle ni avec le même attachement, on a pu le constater. Il sera intéressant que notre Fraternité s’attache à interroger ces différences. Ce peut être l’objet d’échanges féconds dans les temps qui viennent.
Voilà dans quel esprit je me présente à vous. Je vous rejoins avec respect. Je compte sur vous pour m’aider à progresser en ce sens. Que Dieu vienne en aide à nos faiblesses et parachève en nous son œuvre de paix.
Michel Rostagnat
30 septembre 2021