Eric Vinson et Sophie Viguier-Vinson
Eric Vinson, docteur en science politique, est chercheur et enseignant spécialisé sur les faits religieux et la laïcité.
Sophie Viguier-Vinson est journaliste et collabore à Sciences Humaines, L’Express, Le Point. Ensemble, ils ont publié en 2014 chez Albin Michel, Jaurès le prophète.
Face aux impasses et aux défis de nos sociétés post-modernes, peut-on tirer des leçons – et donner envie d’agir – en étudiant les transformations effectives du cours de l’Histoire ? Même si tout était différent dans les années 1930 en Inde et les années 80 en Afrique du Sud, c’est bien l’impossible qui est devenu possible, l’indépendance de l’Inde et la fin de l’apartheid, consacrant l’émergence d’une nouvelle vie politique et sociale. Face à la complexité et aux tensions du monde – et tout près de nous en Europe – n’est-il pas urgent de chercher à mettre en œuvre les principes sages qui ont présidé à ces « miracles » ?
A l’heure où nous écrivons cette recension, personne ne connaît l’issue de la guerre en Ukraine. L’immense majorité du monde a été surprise par l’ampleur de ce mouvement militaire et guerrier. Si la priorité est la fin de la violence et la reprise des voies de la diplomatie, très vite on en vient à espérer que des hommes puissent œuvrer à la réconciliation. Dans le passé, cela a existé. On connait tous Gandhi et Mandela, mais ce livre est une formidable plongée dans le cheminement intérieur des deux hommes, dans leur perpétuelle recherche, et le lecteur en ressort comme après la visite guidée d’une exposition par un expert. Plus encore, le travail érudit des auteurs nous fait découvrir les écrivains qui ont soutenu les deux hommes : Thomas More – auteur d’Utopie et précurseur du socialisme – , Shakespeare – dont le Jules César qui prendra une place particulière chez Mandela, notamment pour son évocation de la fermeté d’âme face à l’inéluctabilité de la mort -, Tolstoi – une fois qu’on les a lus (…) on en sort toujours avec un sentiment d’élévation, et notre sensibilité aux être humains s’en trouve approfondie … On comprend mieux qu’ils n’étaient pas des saints ou des sages dès le début de leur engagement ; ils ont évolué, se sont forgés dans les épreuves. Ainsi sont nés leurs principes clés, le satyagraha (vérité-fermeté) et le swaraj (maitrise de soi) et le célèbre ubuntu (liens fraternels-humanité)
Si les approches et les modalités d’action des deux leaders furent différentes, tous deux croyaient que « Les armes spirituelles peuvent être efficaces… » Les auteurs nous aident à décrypter en quoi l’introspection, la lecture, le dialogue furent des étapes essentielles pour que ces militants se transforment au point de modifier la destinée de leur pays et des peuples y vivant.
A notre époque si inquiétante à bien des égards, il est bon de se souvenir de ces virages inattendus. « L’improbable s’est très souvent produit dans l’Histoire » explique Edgar Morin. Convoquant Hannah Arendt, J. Derrida, l’archevêque résistant Desmond Tutu, détaillant avec intelligence et recul les croyances en jeu, les auteurs nous permettent d’identifier les ressorts spirituels et philosophiques à l’origine du courage et de la sagesse des deux héros.
Les auteurs éclairent de mille feux, avec autant de sources référencées que de passion, l’immense trajectoire de ces leaders devenus des modèles. Ressorts, ressources, sources de la foi en l’être humain et en la rédemption possible, le christianisme de Desmond Tutu sera mis en pratique pour soutenir le vieux lion incarcéré près de trente ans… Citant Mgr E. Lafont, on lit que Mandela « a porté haut deux valeurs évangéliques (…) à savoir l’œcuménisme et le dialogue interreligieux. Il était sensible à ce qui unit et y voyant la contribution spécifique des hommes de Dieu ».
Si l’indien a puisé dans ses racines hindouistes et bouddhistes une forme d’abnégation et de capacité à prendre de la distance face à la souffrance, l’africain, par son attitude stoïcienne, semble avoir été réceptif à l’enseignement d’Epictète, et trois décennies en prison lui ont permis de méditer au plus haut point le « connais-toi toi-même ». « Par sa double culture religieuse africaine et chrétienne, Mandela a reçu ce sens du sacré en héritage. »
Du début à la fin du livre, les auteurs nous aident à descendre dans les ressorts intimes de la pensée de ces deux grands hommes de l’Histoire. On accède cependant davantage aux textes de Mandela qu’à ceux de Gandhi, mais tous deux voyaient d’abord le bien chez autrui, en révélant ainsi le meilleur de chacun.
Par ce livre, on accède aux phases essentielles de cette histoire, depuis les premiers combats jusqu’aux lois votées, in fine, pour faire bouger l’ordre économique, cette « troisième voie » prônée par Gandhi à la recherche d’une alternative aux modèles capitalistes ou communistes, basée sur la non-violence, le sarvodaya, le progrès de tous.
Les auteurs, en fin de livre, n’hésitent pas à pointer les ombres aux tableaux, les failles ou les secousses qui subsistèrent ou furent de nouveau sources de tensions, mais au moins, ils ont été des phares et ont produit une lumière qui brille encore. D’aucuns parleront de la sagesse de l’africain lorsque d’autres évoqueront la sainteté du Mahatma, en tous cas, des lumières dans l’obscurité.
On lira que Mandela évoque la parabole du vent et du soleil présente dans la littérature bouddhique. « La lutte menée par le président Mandela pour mettre fin à l’apartheid est en réalité une lutte pour l’âme même de la dignité humaine. J’ai le sentiment qu’il a assumé cette lutte en tant que représentant de la race humaine tout entière. » écrira le japonais D. Ikeda.
« Venus du Sud ou de l’Orient, les deux leaders constituent-ils en cela une concrétisation démocratique inattendue du « philosophe-roi », qui hante comme un idéal inatteignable la pensée politique occidentale depuis Platon ? »
« Le satyagraha et l’ubuntu pourraient-ils à nouveau se combiner face à d’autres situations d’injustices et de violence dans le monde ? »
Dans la dernière partie du livre, les auteurs confrontent la modernité (les USA et Obama, l’Iran, les ONG ) aux idées et idéaux des deux leaders. On aimerait lire la suite, tant il est vrai que nous avons besoin de nouveaux héros « au sens que le philosophe V. Cespedes donne à ce mot : celui qui fait tout ce qui est son pouvoir pour rendre possible l’impossible ».
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